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INTERVIEW

Veinage

Louise Thurin en discussion avec Johanna Mirabel

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Louise Thurin : Je te remercie de me laisser t’interrompre pour que nous puissions échanger autour de ton œuvre et tes recherches plastiques. 

Tu es diplômée de l’école Estienne et des Beaux-arts de Paris ; et en binôme avec ta sœur jumelle Esther, tu formes Mirabel Studio, une agence de design et d’architecture d’intérieur. Au regard de ce dernier élément biographique, il apparaît encore davantage dans tes peintures l’attention que tu portes à la modélisation de l’espace.

Johanna Mirabel : De fait, c’est devenu la première étape de composition de mes toiles. Pour cette résidence à la Fondation H à Paris, je réalise notamment en collaboration avec Esther une pièce en volume [Memory Palace, 2023], à la croisée de nos quotidiens d’artiste peintre et d’architecte.

LT : Il y a très peu d’indications quant à la localisation des espaces que tu figures. Où est-ce que tu les situes ? Sont-ils purement intérieurs à ton imagination ? 

JM : Ils sont issus d’une sorte de palais mental. Je les compose à partir de souvenirs familiers de mon enfance en HLM à Argenteuil, de maisons en gaulettes guyanaises et de nouveaux lieux que j’investis, soit lors de chantiers d’aménagement d’intérieur, soit lors de mes résidences. Je travaille à partir d’espaces que je qualifierai de “créoles” comme les Brownstone houses de la Harlem Renaissance que j’ai découvert récemment à New York.

Je m’intéresse à la perméabilité et la subversion des notions d’intérieur et d’extérieur,  de présence et d’absence, d’appartenance et d’exclusion ; que ce soit à travers une végétation domestiquée, de papiers-peints, ou à travers des effets de transparence et de ton sur ton entre les figures représentées et leur espace de vie.

LT : Mon regard se pose immanquablement sur les sols de tes peintures : ton travail du veinage des bois est particulièrement méticuleux.

JM : Le bois est pour moi une grande source de motifs. C’est un matériau qui renvoie à une iconographie organique, très proche de celle du corps. Il reste, même lorsqu’il est coupé, un matériau vivant. On dit qu’il “bouge”. Mon père, agriculteur, vit à Macouria en Guyane. C’est l’une des régions les plus réputées pour ses essences rares, quelques-unes des plus précieuses au monde. 

En architecture, le choix du type de sol – du lino imitation parquet au plancher en massif à point de Hongrie, en passant par les stratifiés et les flottants – est très révélateur de la catégorie socioprofessionnelle qui va investir, voire habiter, le lieu que l’on construit. Les parquets de mes toiles sont un mélange de chêne, de bois de serpent et de moutouchi. C’est un sol métis, une alliance de bois nobles. La Fondation H a récemment fait  l’acquisition d’une de mes peintures, Living Room n°17 (2022), figurant un parquet à bâtons rompus. Mes premières couches de matière sont très liquides : elles forment des ombres et des stries que je travaille pour évoquer les veines du bois. Enfin, souligner de cette façon ce matériau rappelle son emploi structurel dans le médium peinture en support de création ou en châssis. 

LT : Tu as bénéficié d’un parcours académique au sein d’écoles d’art renommées. Quel héritage en porte tes toiles ?

JM : Velasquez et Caravage sont des inspirations de tous les jours. Je fais dans plusieurs tableaux des références plus ou moins précises à la nature morte, notamment à la Corbeille de fruits [Canestra di frutta, c. 1597 – 1600] du Caravage. Pour autant, je déconstruis et mêle les conventions classiques pour composer des tableaux à la croisée des chemins entre la scène de genre, le portrait et le paysage. Aussi, mon initiation technique à la sanguine lors de mon passage à l’école Estienne m’a marquée. Peut-être m’a-t-elle aidée à trouver ces tonalités rouille ? Qui réveillent également chez moi celles de la terre latéritique de Guyane. Ces différents apports – scolaires, personnels, créoles – sont des vocabulaires que je module et déplace pour servir mon propos d’exploration sociologico-architecturale.

Les personnages – tous d’ascendance africaine – que je représente ne sont pas issus d’un répertoire typologique, qui serait de toute façon relativement pauvre dans le cadre la peinture européenne du XVIIème. Ils portent les visages de mes proches, dont les poses sont inspirées de photos de famille. Ma sœur Esther est ainsi un modèle récurrent.

LT : Il semble se tisser un fil – peut-être purement poétique – qui lie veinage du bois, effets de sanguine et liens du sang / arbre généalogique. C’est une articulation que l’on retrouve au moins partiellement dans l’art tembé. Dans ses sculptures, les veines ligneuses se fondent aux croisements géométriques d’entrelacs, ceux-là qui signifient le mariage d’Untel ou exaltent la communauté marronne. 

JM : L’iconographie et les couleurs des entrelacs tembé – appelés tétéi en Aluku – sont présents dans mon quotidien depuis l’enfance à travers de petits objets : des peignes, des plateaux… C’est un art plutôt circonscrit au domestique et au communautaire, bien qu’il ait récemment eu l’occasion d’être présenté au sein de lieux destinés à l’art contemporain.

Les Tétéi explorent une ambiguïté de circulation, de mouvement, d’espace et de temps. Je me plais aussi à mettre à mal ces notions au sein de mon œuvre. Aussi, j’ai longtemps utilisé la palette tembé dans mes tableaux ; peut-être le plus explicitement dans Cascade (2019). Mon nuancier, toutefois plus libre aujourd’hui – avec un apport qui doit beaucoup à la peinture abstraite de l’étasunienne Helen Frankenthaler (1928-2011) – est toujours imprégné de ses tonalités ocres, jaunes et bleues.

LT : Johanna, merci pour ton temps. Où pourrons-nous prochainement voir exposées tes œuvres ?  Quels seront tes temps-forts pour la seconde moitié de 2023 ?

JM : Merci à toi. Je serai de juin à septembre 2023 une nouvelle fois en résidence d’artiste. Par le biais du Fonds de dotation du Groupe Chessé, j’ai la chance d’investir pour un special project l’Hôtel de Craon, monument historique classé du centre-ville de la Rochelle. 

Suite à la première exposition du collectif La Marge dont je suis membre, plusieurs événements sont en élaboration par ses commissaires affiliés, Nora Diaby et Dieudonné Alley. Enfin, mes œuvres seront visibles en foire et en galerie en Afrique, en Europe et aux États-Unis.

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La forêt subitement hurle à la vie. Les étoiles, rôdeuses, envahissent les écluses. Vivante ô vivante, reine. Tes pieds vont le chemin, manguiers abandonnés. Ta peau retournée est un labour rouge.

Extrait, « Éléments », Le sang rivé (1947-1954) d’Édouard Glissant.

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Louise Thurin, auteure, 2023
Dans le cadre de la résidence et de l’exposition « Confluence » à la Fondation H.

PRESENTATION

Hybrides sont les peintures et sculptures de Johanna Mirabel. Aux frontières du réalisme, de l’expressionnisme et de l’abstraction. Entre précision minutieuse et esquisse déliée. Les figures (l’artiste elle-même et ses proches) surgissent dans des espaces improbables à la végétation luxuriante et peuplés d’objets disparates. Entre apparition et disparition, tels des morceaux de rêves. Cette mise en scène d’éléments hétérogènes renvoie à la complexité du vivant et porte aussi l’empreinte de plusieurs cultures. Inspirée par la créolisation lyrique d’Édouard Glissant, Johanna Mirabel développe des formes picturales qui semblent toujours en mouvement. Les figures se retrouvent encastrées, emboîtées, prêtes à fusionner avec cet environnement vivant. Incarnation du flux rhizomique de nos intériorités.

Amélie Adamo pour L’Oeil Magazine #762
2023



Hybrids are the paintings and sculptures of Johanna Mirabel. On the borders of realism, expressionism and abstraction. Between meticulous precision and loose sketches. The figures (the artist herself and those close to her) emerge in improbable spaces with lush vegetation and populated with disparate objects. Between appearance and disappearance, like pieces of dreams. This staging of heterogeneous elements refers to the complexity of life and also bears the imprint of several cultures. Inspired by the lyrical creolization of Édouard Glissant, Johanna Mirabel develops pictorial forms that seem to be always in motion. The figures are embedded, nested, ready to merge with this living environment. Embodiment of the rhizomic flow of our interiorities.

Amélie Adamo for L’Oeil Magazine #762
2023

Johanna Mirabel is a Paris-based painter who incorporates pensive figures into dissolving, dream-like interior spaces. By combining symbolic hues, tropical plants, household objects, and suggestions of exterior spaces with detailed portraits, the artist creates deeply intimate works that explore the immersive and transportive experience of recalling a memory. When viewed together, the paintings presented in Memory Palace pose deeper questions about how our memories can simultaneously coexist and conflict with our history, cultures, and even identity.

The exhibition’s title, Memory Palace, references the Method of Loci, a memory strategy that uses visualizations of a space well-known to an individual, to aid in their recollection of information. The idea is that you can mentally walk through your familiar space or “memory palace” and look at your memories to recall them more efficiently. For the artist, these familiar comforting spaces are the interior rooms of a home. In her own interpretation of a “memory palace,” Mirabel reveals the psychological process of how we recall and experience memories by juxtaposing elements from the exterior world with our interiors spaces. Each painting illustrates how some details — like ocean waves or a breeze through palm trees— are recalled more vividly than others, understanding that our memories work less like pristine photographs and function more like fragments of images, sounds, feelings, and tastes.

Ashley L. Ouderkirk

2022

Johanna Mirabel explore les espaces intérieurs. Décloisonnant les approches artistiques, elle mêle représentation figurative précise et abstraction. Les visages détaillés et les silhouettes esquissées prennent place dans ces univers où le temps semble être suspendu. La multiplicité des points de fuite renforce le caractère étrange et dissonant des scènes représentées. La peinture de genre classique se teinte de couleurs vives, référence au Tembé, un art abstrait typiquement guyanais reconnaissable à l’utilisation de rouge, de jaune et de bleu affirmés. Certaines œuvres sont dominées par l’ocre et le rouge dont les différentes nuances évoquent la richesse chromatique de la terre de Guyane.

Le foyer que Johanna Mirabel dépeint est le théâtre d’une tension entre universel et intime. Dans le foyer comme dans son œuvre, seul un cercle restreint de connaissances est invité à entrer. Ainsi, les figures qui habitent ses toiles sont inspirées d’amis ou de membres de sa famille avec lesquels l’artiste entretient des liens forts. 

Lieu de l’intimité par excellence, l’agencement de l’espace traduit un mode de vie propre à chacun, reflète une sensibilité et s’agrémente au fil du temps de souvenirs parfois matérialisés dans des objets. L’organisation du foyer varie aussi selon les cultures pourtant son évocation renvoie à un imaginaire partagé. 

Loin de l’isolement, le foyer est pour Johanna Mirabel un lieu privilégié de mise en relation avec le monde. « Agis dans ton lieu, pense avec le monde! » suggérait Édouard Glissant, poète dont les écrits et les concepts inspirent l’artiste. Le foyer devient l’îlot depuis lequel nous entrons en relation avec le monde. C’est pourquoi dans ses œuvres, la frontière entre l’intérieur et l’extérieur est poreuse. Les espaces sont délimités mais jamais clos. Au delà des ouvertures, portes ou fenêtres, la composition elle-même invite à sortir de la toile. Pour accompagner l’imagination et renforcer l’idée d’interpénétration entre l’œuvre et le lieu dans lequel elle se trouve exposée, des pans de toiles distendus se libèrent parfois du tableau pour se dérouler sur le mur. 

Dans le monde de Johanna Mirabel, la nature occupe une place particulière. En arrachant la végétation à son statut ornemental, l’artiste questionne notre rapport à l’environnement. 

Ces intérieurs habités de plantes domestiques et investis par la végétation deviennent de véritables microcosmes. De nouveaux équilibres réconciliant nature et culture s’expérimentent alors.

Flavie Dannonay
2022 


(FR)
À travers ses œuvres de peinture et de sculpture, l’artiste développe une recherche de la représentation qui oscille entre abstraction, expressionnisme et réalisme. En utilisant une végétation luxuriante, des objets partiellement présents et disparates, elle met en scène des contradictions et des juxtapositions qui évoquent la complexité inhérente à la vie entre plusieurs cultures.

Inspirée par la Créolisation lyrique d’Édouard Glissant, son travail développe des formes picturales qui semblent toujours en mouvement et dans lesquelles, les personnages -l’artiste ou ses proches- se retrouvent, quant à eux, encastrés, emboîtés ou prêts à fusionner dans leur environnement mouvant. Johanna Mirabel nous invite à habiter ses peintures, les explorer comme des réalités parallèles. Un monde qui n’est ni si proche de la réalité, ni si éloigné.

(EN)
Through her painting and sculpture, the artist explores pictorial representation that oscillates between abstraction, expressionism and realism. Using lush vegetation, partially present and disparate objects, she stages contradictions and juxtapositions that evoke the inherent complexity of life between different cultures.

Inspired by Édouard Glissant’s lyrical Creolisation, her work develops pictorial forms that seem to be in constant movement and in which the characters -the artist or her loved ones- find themselves embedded, nested or ready to merge in their moving environment. Navigating between painting and sculpture, Johanna Mirabel invites us to inhabit her paintings, mentally exploring them as parallel realities. A world that is neither close to reality nor far away.

AKAA Art Fair
2020

INTERVIEW

Studio visit at Johanna Mirabel by Kathy Alliou 🎨

(FR)
🎤Johanna Mirabel : « La perspective crée-t-elle des limites ou des ouvertures ? »

💡Kathy Alliou : « Dans tes tableaux, la création de l’espace ne s’en remet plus à la perspective mais à la combinaison de champs de couleurs, à la cohabitation d’écritures picturales qui redéfinissent le complexe intérieur-extérieur et laissent libre cours au flottement des personnages. Tu déjoues les enjeux conventionnels qui ordonnent le monde autour de lignes de fuite convergentes afin de définir un cadre réputé stable pour la figure humaine. En revisitant la représentation de l’espace, tu ouvres les manières d’habiter le monde. Dans tes tableaux, les lignes de fuite ont des trajectoires autonomes, elles échappent à une destinée unique. L’effet de trouble des repères peut induire un moment de bascule, l’instant d’avant la catastrophe, la recherche d’une harmonie dans le désordre. L’entropie comme nouvel ordre naturel des choses ? »

(EN)
🎤Johanna Mirabel : « Does perspective create limits or openings? »

💡Kathy Alliou : « In your paintings, the creation of space no longer relies on perspective but on the combination of color fields, on the cohabitation of pictorial writings that redefine the interior-exterior complex and give free rein to the floating of the characters. You defeat the conventional stakes which order the world around converging vanishing lines in order to define a frame deemed stable for the human figure. By revisiting the representation of space, you open up ways of inhabiting the world. In your paintings, the vanishing lines have independent trajectories, they escape a unique destiny. The effect of disturbing landmarks can induce a moment of change, the instant before the disaster, the search for harmony in the disorder. Entropy as a new natural order of things? »

Kathy Alliou
2020

CRITIQUE

Dans les peintures mais aussi dans les dioramas de Johanna Mirabel, tout semble sur le point de chavirer, au bord du précipice. La chaleur comme l’entropie s’installent, le chaos guette. La nature envahit les intérieurs domestiqués, le sol est prêt à céder, la mer se met à percer sous le carrelage craquant d’une salle de bains pendant qu’à la cave on découvre un gisement de pétrôle. Les couleurs quant à elles sont chaudes, vives voire brûlantes et elles explosent à la surface d’un tableau qui lui-même sort de son cadre. Les espaces s’interpénètrent, les perspectives sont fausses et se chevauchent. Tout semble en mouvement sauf les personnages -l’artiste ou ses proches- qui sont, eux, encastrés dans leurs environnements, emboîtés, voire enfermés tels des objets figés dans leur environnement mouvant. Les indomptables extérieurs menacent d’envahir les intérieurs. D’ailleurs la peinture-même ne se contente pas des limites de la toile. Souvent inachevées, ces huiles sur toile sortent du cadre, se creusent, se prolongent. Le temps se suspend pendant que d’autres espaces se créent. Des cellules de vie s’offrent en 3D. Des excroissances de carton-pâte qui s’offrent comme des brèches dans la réalité. Ces fissures sont des portes vers une autre dimension. Entre miracle et catastrophe, les scènes énergétiques de Johanna Mirabel soufflent le chaud et le froid. Elles relèvent du phénomène naturel. D’une seconde à l’autre, tout peut s’effondrer. Naviguant entre peinture et sculpture, Johanna Mirabel nous invite à habiter ses peintures, les explorer mentalement comme des réalités parallèles. Un monde qui n’est ni si proche de la réalité, ni si éloigné. 

Anaïd Demir
2019